Le réceptionniste me laissa dans la chambre, non sans m’avoir longuement expliqué les us et coutumes de la maison : horaires du petit déjeuner, fonctionnement du téléphone, code d’accès de l’entrée de nuit dans le cas où je rentrerais après vingt-trois heures, ainsi qu’une foule d’autres détails que j’oubliai aussitôt. Je lui glissai un pourboire et refermai la porte.
Je jetai un regard circulaire sur les lieux. C’était la première fois que je mettais les pieds ici et pourtant, j’avais déjà vu tout cela cent fois : un grand lit au centre de la pièce qui se prolongeait au mur par une tête en mélaminé bon marché, deux chevets et leurs lampes orientables encastrés, une table poussée contre un mur faisant office de petit bureau, deux chaises, une télévision suspendue au plafond, un papier peint à motifs géométriques bleu pâle, une décoration d’inspiration marine ; dans l’entrée, une penderie garnie de cintres inamovibles et une porte donnant sur une salle de bain minuscule. Ces hôtels aux aménagements tous identiques sont la négation du dépaysement. Je n’ai jamais su dire si c’était volontaire, une façon de rassurer les voyageurs en leur donnant l’illusion d’arriver dans un endroit familier, ou si c’était le simple produit du conformisme des décorateurs d’intérieur.
Je m’approchai de la fenêtre et en écartai le voilage. À gauche s’étendait le front de mer, sa plage de galets et sa longue avenue où alternaient les boutiques de souvenirs et les restaurants. Quelques baigneurs téméraires barbotaient à une dizaine de mètres du rivage. Il ne devait pas faire plus de 15 °C et un frisson me parcourut l’échine en les voyant. À l’est de la plage, dans l’axe de ma fenêtre, s’ouvrait le chenal d’entrée du port. Le phare au bout de la jetée était éteint à cette heure de la journée, mais je devinais que dans quelques heures, la nuit venue, son pinceau de lumière verte balayerait la façade de mon hôtel – c’était sans doute l’explication à la présence des lourds rideaux occultants qui encadraient ma fenêtre. Vers la droite s’étendait le bassin de radoub ainsi que la silhouette des chantiers navals où l’on m’attendait demain à la première heure. Enfin, me collant à la vitre pour voir plus loin vers la droite, je pus deviner la chapelle des marins, bâtie sur un petit promontoire face à la mer, où je m’étais arrêté en chemin. Je n’ai pas cette foi profonde qui anime les croyants ; mais j’ai été élevé dans une certaine tradition et j’ai le respect des morts. Devant les murs couverts d’ex-voto, les listes des noms des disparus en mer, les tableaux de naufrages suspendus derrière l’autel, il m’avait semblé opportun de me recueillir quelques instants.
Le voyage m’avait épuisé. Je défis sommairement ma valise, me laissai tomber sur le lit et m’absorbai dans la lecture des prospectus touristiques abandonnés sur une des tables de chevet.
⁂
Je m’appelle Alexandre et j’ai vingt-sept ans. Je sors d’une école d’ingénieurs en mécanique. J’ai trouvé ce poste dans la construction navale, ici, dans cette petite ville de l’ouest de la France ; ce n’est pas que la mer me passionne, mais il faut bien vivre et un jeune diplômé sans expérience comme moi ne peut guère s’offrir le luxe de refuser la première proposition d’emploi décente qui se présente.
Je commence demain. En attendant d’avoir des revenus réguliers et assez d’ancienneté pour convaincre un propriétaire que je ferai un locataire solvable, je n’ai d’autre choix que de loger à l’hôtel. Mes parents participent financièrement. Ma femme Valérie reste à Paris durant cette période que j’espère la plus courte possible. Elle me rejoindra plus tard. En attendant, il est prévu qu’elle vienne ici un week-end sur deux, tandis que je rentrerai chez nous en région parisienne l’autre week-end.
Même si les premiers temps seront difficiles, ce déménagement nous enchante. Ce premier emploi marque tout à la fois le passage du monde de l’école vers celui du travail, le début de notre indépendance et le départ de chez nos parents ; c’est une nouvelle vie qui commence !
⁂
Je tombe de fatigue. Je me déshabille et me couche entre les draps fraîchement repassés. (Voici au moins l’avantage de loger à l’hôtel : l’assurance d’avoir des draps propres et frais tous les soirs.) J’éteins la lumière et laisse le sommeil me gagner.
Bientôt j’entends des pas dans le couloir. Il y a beaucoup de chambres à l’étage, un voisin rentre sans doute de promenade. Les pas s’arrêtent tout proches. Cliquetis de serrure. Déclic d’un interrupteur. Un rai de lumière zèbre le plafond de ma chambre.
Je sursaute dans mon lit. D’où peut bien provenir cette lumière ? Intrigué, je me relève ; nu, je marche à tâtons vers de ce qui me semble en être la source. Cela tombe du haut de la pièce. J’approche la chaise et me hisse. Voilà : il y a un trou dans le mur par lequel le jour de la chambre voisine pénètre dans l’obscurité de la mienne. Je suppose que devait jadis passer par là une gaine, un câble ou un tuyau, aujourd’hui déposé ; la réparation aura été négligée. L’orifice est discret, dans un recoin sombre, il se confond avec les motifs du papier peint. Je ne l’aurais certainement jamais découvert sans cette coïncidence du voisin allumant sa lumière alors que j’éteignais la mienne.
Un trou dans le mur. Quelle trouvaille excitante ! Mon premier élan est de vouloir y coller un œil. Personne ne résiste à l’attrait d’un trou de serrure. Voir sans être vu, voilà un petit plaisir aussi innocent que vieux comme le monde. Je fais mine de ne pas écouter ma mauvaise conscience qui me souffle que dans la situation inverse, je n’aimerais guère être moi-même espionné ainsi et me voilà donc, collant mon visage à la cloison et approchant mon œil de l’orifice.
La chambre voisine s’offre à mon regard, là, en bas. Elle est strictement identique à la mienne en décoration et en ameublement mais la disposition en est inversée, comme dans un miroir : son lit se trouve à droite en entrant, alors que le mien se trouve à gauche. Je les vois : ils sont deux. Un homme est assis sur le lit. Un autre est debout, il pose un journal sur la table, j’y reconnais le losange rouge du logo de Libération. (C’est le numéro de ce week-end : un voisin de compartiment le lisait tantôt dans le train, je me rappelle de la photo du Premier ministre en couverture.) Ils parlent. Leurs voix peinent à se faufiler par un si étroit orifice et malgré le silence de la nuit, je ne distingue pas ce qu’ils disent. L’homme debout ôte sa veste, la suspend à un dossier de chaise, en fouille longuement les poches et finit par en exhiber une pièce de monnaie. L’autre semble satisfait. Il lance la pièce en l’air, lui imprimant un mouvement de rotation, puis la rattrape au creux de la paume de sa main et dans le même geste, la rabat sur le dos de son autre main. Il regarde et sourit, prononce quelques mots que je ne comprends pas. Le premier homme se laisse tomber à la renverse sur le matelas, jambes pendantes. Sous l’effet de son poids, le sommier rebondit et je devine, plus que je n’entends, son grincement métallique.
Il y a quelques minutes, je collais mon œil à ce trou par simple amusement malsain, m’attendant à ne surprendre que la banale intimité d’un voisin d’étage ; et me voilà captivé par ces deux hommes. Que font-ils ? Qu’ont-ils parié ainsi à pile ou face ? La peur d’être découvert me saisit. Je redouble de vigilance, contrôle ma respiration et mes gestes afin d’éviter de produire le moindre bruit qui me trahirait. De l’autre côté de la cloison, je vois le premier homme venir s’installer entre les jambes du second. Ses mains écartent les cuisses de son compagnon, se faufilent jusqu’à sa braguette. L’ouvrent.
Bon sang. Des pédés. Je suis tombé sur deux pédales.
Je ne tiens pas à en voir davantage. Ceci ne m’intéresse pas. Je quitte mon poste d’observation et m’en retourne au lit. Je signalerai la présence de cette cloison percée au réceptionniste dès demain et exigerai qu’elle soit réparée au plus tôt. Après tout, ce judas de fortune fonctionne dans les deux sens ; l’occupant de la chambre voisine pourrait me surprendre tout aussi facilement que j’ai surpris ce soir ces deux pervers. Je ne peux pas demeurer ici avec cette menace constante sur mon intimité.
Mais le sommeil ne vient pas. De la chambre voisine me parviennent maintenant des râles discrets. Je sais que je ne réussirai pas à dormir. Je remonte sur la chaise et risque un œil de l’autre côté. L’homme sur le lit s’est levé, son pantalon tombe sur ses chevilles, son boxer est baissé. L’autre, à genoux devant lui, le suce doucement. Je crois que c’est la première fois que je vois un autre homme que moi en érection – que j’en vois un en réalité, je veux dire, les films pornographiques ne comptent pas. J’observe son sexe. Il semble plus gros que le mien, mais plus court aussi ; et les veines sont moins visibles. Le gland est très différent, plus pointu, et le prépuce ne semble jamais le découvrir complètement ; alors que le mien est plus charnu et se décalotte entièrement. Cette zone à l’arrière du gland est très sensible chez moi, je me demande ce que peut ressentir cet homme chez qui le gland à cet endroit, toujours recouvert, paraît inaccessible aux caresses. La courbure est différente aussi. Alors que mon sexe est droit, le sien est sensiblement courbé vers l’arrière. Je n’avais jamais réalisé que les pénis pouvaient présenter autant de variations morphologiques que, par exemple, les visages.
Nu, dans l’obscurité de ma chambre, je me presse contre la paroi pour mieux voir, les bras écartés, les mains à plat sur le mur de chaque côté de ma tête, les yeux écarquillés. Je n’ai jamais vu une fellation pareille. Quelque chose me gêne contre mon ventre. C’est mon sexe. Je réalise que je bande.
Je me recule soudain, me force à penser à autre chose. À mon voyage, à mon nouveau travail qui m’attend demain, à ma famille. Je ne peux pas être excité par deux pédés ! Je vais à la fenêtre pour chasser de mon esprit les images que je viens de surprendre et l’entrouvre. Le bruit du ressac, sur la plage toute proche, envahit la pièce.
(Extrait de Zones d’ombre.)