L’idée initiale de Zones d’ombre m’est venue en 2015, alors que je travaillais dans le monde de l’édition. Au départ, j’avais en tête un objet mi-textuel mi-graphique, où des textes pornos étaient mis en valeur par une mise en page déstructurée : des jeux de typographie, des pavés de texte formant des motifs suggestifs, etc. Par exemple, une relation sexuelle racontée du point de vue des deux protagonistes, les lignes des deux textes s’interpénétrant sur la page. Et puis il m’est apparu que d’une part, je n’avais pas le talent graphique nécessaire et que d’autre part, ce que j’avais en tête nécessitait une impression bichrome noir et rouge, ce qui est hors de prix.
J’ai donc abandonné l’idée, mais il reste de ce projet initial la trame des nouvelles n°2, 3 et 5, ainsi qu’une autre nouvelle finalement supprimée (elle ressortira peut-être un jour ailleurs). Ce sont des textes assez courts, avec des histoires simples, voire pas vraiment d’histoire mais plutôt une ambiance, un décor.
J’ai repris le projet en 2018, mais cette fois-ci dans l’idée d’écrire des nouvelles plus longues, plus construites, moins pornographiques et surtout, avec une thématique cohérente, un fil rouge pour les relier toutes : le refoulement. Toutes les histoires parlent de mecs qui du fait de la pression sociale ont des problèmes avec leur homosexualité, soit qu’ils la nient en s’inventant des justifications improbables, soit qu’ils l’acceptent mais en se posant trop de questions pour la vivre sereinement. Un type de personnage notamment m’intéressait beaucoup, et on en rencontre un avatar dans plusieurs nouvelles : l’homosexuel homophobe. Qu’est-ce qui se passe dans la tête du type qui déteste les pédés alors que lui-même suce des bites ? J’avais aussi l’envie de parler de sexe, mais pas comme dans un porno ; dans ce genre de littérature (ou de film), les gens baisent comme des bêtes, tout est facile, les mecs sont magnifiques et ils ont des bites énormes, le sexe est toujours réussi… Ça m’ennuie. Dans la réalité, ça ne fonctionne pas comme ça, les gens ont des physiques banals, ils sont pleins de doutes et de frustrations, et rencontrer un partenaire dans un monde hétéro est souvent compliqué.
Zones d’ombre, c’est donc l’histoire de ce jeune homme de bonne famille qui espionne son voisin et devient obsédé par ses pratiques sexuelles ; de ce lycéen tiraillé entre ses envies homosexuelles et l’impératif de les dissimuler pour ne pas devenir la cible de harcèlement ; de ces deux amis rugbymen qui entament une « bromance » ; de ce chauffeur de poids-lourds au comportement ambigu et de son collègue qui en tombe amoureux mais ne sait pas comment s’y prendre, par peur d’être rejeté ; de ce diplomate dont les mœurs s’assouplissent d’autant plus qu’il est loin de son pays natal ; de ce jeune russe contraint de commettre un crime pour échapper à l’homophobie ; et enfin de ce cardinal empêtré dans une affaire de prostitution masculine à Rome.
Tout le problème de Zones d’ombre, c’est que c’est impubliable : trop cru pour une maison d’édition traditionnelle et trop sérieux pour une maison d’édition spécialisée dans la littérature érotique. Et puis il n’y a probablement pas un gros lectorat pour ce genre de littérature. Du coup, j’ai décidé de le publier moi-même. Ça demande du travail, mais l’expérience n’est pas inintéressante, je suis très heureux de tout ce que j’ai appris en chemin !