Vous vous rappelez, les rédactions qu’on faisait en CM1 ou en CM2 ? Les exercices du genre « racontez vos dernières vacances » ou « racontez un événement qui vous a marqué » ? Et surtout, vous vous rappelez de ce que ça donnait ? Des narrations plates et linéaires. On a fait ceci, puis on a fait cela, Untel a dit ceci, puis Unetelle lui a répondu cela. Devant un tel récit, le lecteur se retrouve spectateur d’une suite d’événements dont il ne comprend pas l’enjeu, il ne sait pas ce qui se passe dans la tête des protagonistes, l’histoire est chronologique et sans relief, il n’y a ni ellipse pour éluder les événements sans intérêt ni digression pour s’attarder sur les événements importants.
C’est aussi immangeable que du pain sans sel.
Pour rendre l’histoire digeste, il faut justement ajouter un peu de sel, et le sel d’une bonne histoire, c’est la narration. Ce n’est pas l’ingrédient principal, ce n’est pas celui que le lecteur va rechercher (ni même voir) en premier et pourtant si ça manque, la recette est ratée. Personnellement, je suis obsédé par les problèmes de narration. (Sûrement un peu trop, en fait !)
Première question que je me pose : qui parle ?
Classiquement, il y a trois grandes façons de raconter une histoire : la narration à la première personne, le narrateur omniscient, et la narration focalisée à la troisième personne. (Il y a des choses plus expérimentales aussi, comme la narration à la deuxième personne, que j’aime beaucoup.) Elles ont leurs contraintes et leurs pièges. Je ne vais pas détailler, il existe des dizaines d’articles sur le sujet écrits par bien plus compétent que moi, mais par exemple, à la première personne, le narrateur ne peut pas savoir (ni donc parler de) ce qui se passe dans la tête des autres personnages ou ce qui se passe en dehors de son champ de vision ; le narrateur omniscient, lui, sait tout et peut donc tout dire, sauf mentir – le récit perdrait sa cohérence interne, ni dissimuler des informations de façon trop flagrante – le lecteur se sentirait trahi ; la narration focalisée est une sorte d’intermédiaire entre les deux, mais c’est assez difficile à réussir, on peut se laisser entraîner vers une narration omnisciente au détour d’une phrase et cette perte de focalisation provoque une cassure à la lecture, comme si on changeait brutalement de point de vue.
Il faut bien choisir au départ. Une fois que l’on a commencé, il faut s’y tenir jusqu’à la fin. Je crois qu’une bonne stratégie, c’est de visualiser les scènes clefs de l’histoire pour voir si elles sont compatibles avec chaque type de narration et aussi, si elles sont intéressantes : la même scène peut être passionnante ou au contraire chiante comme la pluie selon la tête du personnage dans laquelle on se trouve. Tout en sachant qu’il y a des astuces, des petits trucs pour s’en sortir, en cas de besoin. Par exemple, si on veut vraiment écrire à la première personne parce que c’est ce qui convient le mieux aux scènes clefs du récit, mais qu’on doit relater des événements extérieurs, on peut faire raconter au narrateur le contenu d’un reportage qu’il aurait vu à la télé, ou bien il peut livrer son ressenti sur un livre qu’il aurait lu.
S’emmêler les pinceaux dans la narration, par exemple évoquer ce que pense le personnage A alors que la narration est focalisée sur le personnage B, c’est une erreur qui ne pardonne pas. Ça casse tout, ça fait amateur, et c’est pourtant tellement facile à commettre que ça me traumatise, je suis hyper maniaque là-dessus quand je me relis. (Et je suis sûr que j’en laisse passer.)
Une autre question que je me pose, et dont la réponse peut aider à trancher la question précédente : pourquoi le narrateur nous raconte-t-il cette histoire ?
Pour le narrateur omniscient, la réponse est claire : parce que l’auteur fait ce qu’il veut. Pour la narration à la première personne, en revanche, il faut inventer un prétexte pour donner une cohérence, une vraisemblance, un style au récit. Pourquoi ce personnage nous livre-t-il ses pensées, pourquoi nous raconte-t-il ce qui lui est arrivé ? Pour soulager sa conscience ? (Coucou Le nom de la rose.) Comme ça, pour passer le temps, comme on raconte une anecdote à un copain un soir au coin du feu ? (Coucou Sur la route, coucou Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur.) Ou bien est-ce qu’il s’agit d’un journal intime ? (Coucou le Journal d’un curé de campagne.) Ou d’une lettre à un ami, à un parent ? (Coucou les Mémoires d’Hadrien.) Bien sûr, c’est juste un artifice, mais je le trouve indispensable. Il permet de préciser à qui le narrateur s’adresse (à lui-même, à un copain, à la postérité…) et donc ce qu’il pourra s’autoriser à dire ou pas, quelle est sa place dans l’histoire et d’où il parle et donc quelle est sa subjectivité, à quel moment il parle et donc quel recul et quel filtre il a sur les événements, etc. Il faut aussi bien choisir son narrateur. On aurait tendance à faire parler à la première personne le personnage principal de l’histoire, mais ce n’est pas forcément le meilleur choix, une vision décentrée peut s’avérer bien plus intéressante : la puissance de Sherlock Holmes réside justement dans le fait que ce n’est pas lui qui parle mais son collègue le Docteur Watson, idem pour Guillaume de Baskerville et Adso de Melk dans le Nom de la rose.
Là aussi, il faut choisir au début et s’y tenir jusqu’à la fin. Là aussi, une faute est vite arrivée et elle ne pardonne pas : raconter un événement futur (et donc par définition pas encore connu au moment supposé de l’écriture) dans un journal, utiliser un registre de langue inadapté au destinataire d’une lettre, s’épancher en confidences intimes dans un texte supposément destiné à une audience large, etc. Le récit perd immédiatement sa cohérence et sa crédibilité.
Dernière question : le temps. Ou plutôt, les temps : le temps grammatical, et le temps chronologique.
Pour la grammaire, la réponse est simple : en français, on raconte au passé. « Il était une fois… » La narration au présent n’est pas naturelle et surtout, elle pose un problème logique : le présent donne l’impression que le narrateur raconte les événements au fur et à mesure qu’ils surviennent, il ne peut donc par définition pas encore savoir ce qui sera important ou pas pour la suite de l’histoire. Or, il fait pourtant un tri en ne racontant que ce qui est pertinent pour la suite. À moins qu’on apprenne par ailleurs qu’il possède un don de divination, c’est contradictoire.
Malgré ces difficultés, je trouve que ça peut être un temps intéressant, mais il faut une très bonne raison pour le choisir. Par exemple, je l’ai fait pour la première nouvelle de Zones d’ombre parce que je voulais donner l’impression que le narrateur nous livrait ses pensées et ses interrogations au jour le jour, sans aucun recul, qu’il était démuni et impuissant devant la tournure que prenait sa vie et qu’il la découvrait lui-même avec autant de surprise que le lecteur. Mais ça a été un exercice difficile…
Pour ce qui est de la chronologie, c’est une autre sorte d’exercice difficile, d’équilibriste celui-là… Je déteste les récits linéaires. Ça n’est pas comme ça que fonctionne l’esprit humain. On pense à un truc, par association d’idée on pense à un autre truc, puis encore un autre, puis soudain on se dit « où en étais-je, déjà ? » et on revient à la pensée initiale, etc. Pareil quand on raconte une histoire à un copain : on fait des flashbacks, des digressions, des « ah mais attends, je t’ai pas dit, il faut que je te raconte ! » et ainsi de suite. J’aime bien rendre ce fonctionnement dans la structure du récit. Et puis l’absence de linéarité, ça tient en éveil, ça met du rythme. Mais en même temps, beaucoup de lecteurs (moi le premier) sont perdus devant un abus de ruptures chronologiques. Il faut donc trouver le bon équilibre. Assez de va-et-vient temporels pour entretenir le suspense, mais pas trop pour ne pas larguer le lecteur. Mon mari est un bon crash test, pour ça : quand il tique à la lecture, je sais que j’ai abusé sur les ruptures de récit !