Virgile Rendt

Les valeurs de l’ovalie (extrait)

Publié le 9 avr 2021 à 19:27

« Et tu n’oublieras pas de mettre un slip propre ! »

Lucas éloigna le téléphone de son oreille et le fixa d’un air incrédule, comme si Sofiane pouvait deviner son expression à travers le combiné. Un slip propre ? Pour remplacer un pot d’échappement ? Qu’est-ce que c’était que cette connerie ?

« Un slip ? Propre ? Mais t’as tourné fada ma parole.
— T’énerve pas ! Je t’explique. Le truc, c’est que quand on aura fini de bricoler l’Audi et qu’on remontera à l’appart, si on s’assoit avec nos survêts pleins de cambouis sur les fauteuils du salon, Vanessa va me tuer. Alors on les enlèvera, voilà tout. Donc pense à mettre un slip présentable et pas un vieux boxer troué, si tu ne veux pas que je voie ton cul.
— Oh, tu l’as déjà vu plein de fois dans les vestiaires, hein. Tu peux bien le revoir, mon cul, t’en mourras pas ! »

Lucas et Sofiane s’étaient connus une douzaine d’années plus tôt au club de rugby alors qu’ils étaient adolescents. Ils s’étaient inscrits là un peu par hasard, parce qu’ils voulaient faire du sport et que dans ce coin de la France, on n’imagine pas faire du sport autrement qu’en jouant au rugby ; ils n’en étaient jamais repartis, comblés par l’ambiance qu’ils y avaient trouvée et par les gens qu’ils y avaient rencontrés. C’est que le rugby, comme le martelait leur entraîneur avec un solide accent du coin, « ce n’est pas un sport, c’est un état d’esprit ! » Il avait toute une théorie, qu’il expliquait volontiers à quiconque avait inconsidérément émis l’envie de l’entendre, une théorie d’autant plus élaborée qu’il avait de pastis dans le gosier, sur les valeurs de l’ovalie, sur le collectif, sur l’esprit d’équipe et toutes ces sortes de choses. Selon lui, au rugby, on s’entraîne ensemble, on joue ensemble, certes, mais on doit aussi prendre sa douche ensemble, faire la fête ensemble, se biturer ensemble, faire des virées ensemble, dépanner ensemble le copain quand il est dans la merde, parce que c’est la somme de tous ces petits instants en dehors du terrain qui soude les membres de l’équipe et la rend imbattable sur le terrain. Et bien sûr, il appliquait sa théorie aux clubs dont il avait la charge, incitant les jeunes à se fréquenter autant que possible en dehors des entraînements et des matchs.

Parmi ces moments fédérateurs de l’équipe, les troisièmes mi-temps étaient incontournables. Après le match, gagné ou perdu, peu importait, on prenait sa douche et on se changeait, ceux qui en avaient invitaient leurs copines, on sortait les bières, on poussait les tables, un mec s’improvisait DJ et tout le monde dansait jusqu’au petit matin. La fête débordait aussi à l’extérieur ; ceux qui sortaient prendre l’air ou fumer leur clope chantaient des chansons paillardes ou se lançaient de ces petits défis à la con dont seuls les mecs bourrés ont le secret : faire des pompes, lancer des objets divers le plus loin possible, grimper les uns sur les autres pour faire une pyramide humaine, etc. Puis au fur et à mesure que la soirée avançait et que les cadavres de bouteilles vides s’accumulaient, apparaissaient d’autres jeux… plus inattendus. Il y avait des concours de celui qui pissait le plus loin, on voyait sept ou huit mecs s’aligner côte à côte, le pantalon sur les chevilles, la bite à l’air et le verre de bière à la main, pendant qu’un autre comptait pour donner le top départ. Quelques joueurs du club, toujours les trois mêmes larrons, avaient pris l’habitude de faire un strip-tease intégral sur You Can Leave Your Hat On, aussi dès que le DJ passait cette chanson, c’était la tradition, tout le monde se précipitait à l’intérieur en hurlant pour assister au spectacle. D’autres encore jouaient à se refiler une gorgée de bière directement de la bouche à la bouche. Celui qui la laissait fuir parce qu’il ne collait pas assez fermement ses lèvres à celles de son voisin devait payer sa tournée. Si Lucas prenait un grand plaisir à participer à ces petits jeux, Sofiane y participait peu, non par manque d’envie, mais plutôt parce qu’il avait toujours peur de ne pas savoir où se situaient les limites. Il repensait souvent à cette blague : « la différence entre ta meuf et tes potes du rugby, c’est que tes potes, tu n’as pas envie de coucher avec. » Si seulement les choses étaient aussi simples, se disait-il…

(Extrait de Zones d’ombre.)